Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Chemins de vie

19 mars 2005

En route vers l'Everest

I La naissance du rêve Les premières graines J’ai quarante-quatre ans. En 2001, je me suis retrouvé à 8703 mètres sur la face nord de l’Himalaya. Loin de mes quatre enfants dont l’aîné avait neuf ans et Augustin, le dernier, avait quatre ans. Pourquoi ? Quel itinéraire m’a conduit entre ciel et glace ? Chaque année, quatre mille hommes et femmes risquent les très hauts sommets, les quatorze 8000 mètres. Sept cents morts. Leurs cadavres, impossible à descendre, parsèment les pentes de ces montagnes. Qu’est ce qui pousse un homme normal à risquer ainsi sa vie alors qu’il est responsable d’une famille ? De cheminement en cheminement, pourquoi choisit-on parmi les croisements de route, celle qui mène à l’extrémité de soi ? Connaître ses limites, tester son endurance, se dépasser soi-même, donner un peu plus de sens à sa vie ? Inconscience ou orgueil ? Pendant vingt ans, j’ai passé mes vacances en Ariège chez mes grands-parents maternels, à Ax-les-Thermes. Un village doublé d’une station de ski entre Toulouse et l’Andorre, à trente kilomètres de l’Espagne. Entouré de montagnes aux cimes enneigées une partie de l’année. La maison de mes grands-parents était posée sur un flanc de ces montagnes à 200 m au-dessus du village, plein sud avec un vaste terrain en pente, un verger pour les cabanes dans les arbres, un torrent pour les barrages et la recherche d’or, des amas de rochers pour des cavernes secrètes, . Une vue étonnante sur des sommets, un paysage renouvelée tous les matins par les premiers rayons de soleil. Mes grands-parents étaient rapatriés d’Algérie et retraités, de la SNCF pour mon grand-père, de l’Education Nationale pour ma grand-mère dont cette haute vallée de l’Ariège était le berceau familial depuis quelques siècles. Un havre de paix et de confiance dans un environnement âpre et rugueux. Le reste de l’année et ma scolarité se passaient à Nîmes où habitaient mes parents. Mon père avaient créé une entreprise de peinture en bâtiment qui s’étendait sur plusieurs pays. Une première approche du monde économique et une sensibilisation à l’équivalence du travail et d’un salaire lors de stages d’été pour faire mes premières économies. Ma mère s’occupait de formation continue au Greta du lycée professionnel de Nîmes. Une sœur cadette de 3 ans. Je n’avais de cesse d’inviter mes meilleurs copains de classe à m’accompagner à la montagne pour les vacances. Les ferias était les moments forts de l’année pour nous. Chaque corrida était une initiation au danger, à l’essence d’un torero qui s’expose à une mort possible, à une perception différente de la vie et de la manière de la gérer. Je n’ai jamais eu de problèmes avec mes études. Pour moi, il s’agissait d’un défi amusant où les premières places étaient synonymes de liberté et pas de problèmes pour les signatures de carnets trimestriels. Apprendre à lire. Me saouler de lectures ensuite. L’émerveillement en accompagnant Tintin sur de multiples continents. L’exploration de l’espace, de la terre et des profondeurs marines avec Jules Verne. Les rouages de la société avec Zola et des hommes avec la Comédie Humaine de Balzac. Puis les rudiments d’une compréhension plus profonde de cette nature humaine avec le psychanalyste C.J.Jung grâce à la bibliothèque fournie de ma mère. Dans le même temps, compter. Répondre aux questions de math puis de sciences physiques posés par ma grand-mère. Collecter les bons classements pour contenter toute la famille et pouvoir faire ce que je voulais. J’attendais avec impatience de m’évader du jardin trop bien ordonné de mes parents pour filer dans la montagne sauvage de l’Ariège de mes grands-parents. Papy et Mamy avaient disposé sur leur téléviseur une grande photo de l’arrière grand-père de ma grand-mère. Il portait un grand béret de laine noire. Un vague sourire sur son visage, les yeux perdus au loin sur le défilé étroit de la vallée d’Orlu, les pieds vissés dans une alpage gagnée sur la rocaille, il tenait au bout de son bras de chemise qui sortait de son gilet sa houe de bois. Un appareil triangulaire, fait à la main, attelé à deux bœufs aux cornes recourbées, blancs et maigres. Il se tenait droit, face à l’horizon, fier d’être pris en photo. Il était là, tout en contraste, ce matin, très tôt, de juillet 1969 quand ma grand-mère et moi-même pleurions en regardant Armstrong rebondir sur la surface lunaire et commenter avec passion ses premiers pas. Pour elle l’incrédulité et un monde en mouvement de plus en plus rapide. Pour moi, la découverte que la lune aussi avait des montagnes et que l’extrême était une source de joie intense. J’étais impatient, trop rapide. Je comprenais vite. Je sortais de plus en plus souvent en montagne et prolongeait la lignée montagnarde maternelle. J’étais accompagné de temps à autres par mon oncle, géologue au BRGM (Bureau de Recherches Géologiques et Minières) qui partageait avec moi sa lecture d’un paysage par exemple pour chercher de l’or dans une rivière. Ces sorties m’ouvrait aussi à la compréhension d’une échelle de temps bien plus large que celle des espèces animales: « le soulèvement du tertiaire», « des roches magmatiques », « plissement du manteau ». Mon grand-père me calmait et me poussait en même temps: « Doucement », « pas de risques », « pas à pas », « une bonne situation », « le temps perdu ne se rattrape jamais », « ne jamais remettre au lendemain ce que l’on peut faire le jour même ». L’exploration était mon horizon. Mon esprit n’était jamais rassasié d’apprendre et de comprendre. Je dévorais non seulement les programmes scolaires mais en plus, ma mère m’avais abonné à des revues comme Science et Vie ou Sciences et Avenir. Se représenter le cosmos et sa dynamique de création permanente. Comprendre les règles qui régissent la matière et l’énergie. Plonger dans la représentation de l’infiniment petit. Combiner des éléments disparates pour fabriquer quelque chose d’inattendu et d’imprévisible et parfois de dangereux. Le cadeau d’une boite de chimie pour les vacances de la Noël de l’année 1971 concrétise une passion pour la chimie minérale. Les recherches à la Bibliothèque de Nîmes me donnent rapidement accès à des formules magiques et à des préparations proches de l’alchimie. Extraction de trois grammes de phosphore de cinq kilos d’os de bœuf après huit heures de bouillonnement dans de l’acide sulfurique. Envoi de tubes d’aspirine ou de cigares à plus de 100 m de hauteur par remplissage avec du perchlorate de potassium. Reproduction de la fabrication de dynamite, comme Nobel, par le mélange de brique pilée et de trinitroglycérine ou trinitotoluène (TNT). Les comptes-rendus des explosions nucléaires de Mururoa me donnèrent l’idée de tests sous-terrains dans un puit du jardin. Après un séjour en Angleterre, l’anglais était devenu très familier. Le Japon me fascinait. Des montagnes, des volcans, un code de l’honneur, une religion qui semblait aller à l’essentiel, des alphabets hermétiques, une croissance soutenue depuis une dizaine d’années. Le bac passé en 1977, je rentrais en math sup et spé puis aux Arts et Métiers d’Aix en Provence pour acquérir un diplôme d’ingénieur qui mélange la théorie et la pratique. La montagne Sainte Victoire et ses pentes n’étaient qu’à 15 minutes en moto. C’est là où j’apprends les rudiments de l’escalade sur de longues voies bien équipées. Avec la même récompense que dans les Pyrénées au sommet. Une vue superbe sur toute la Provence, le massif Sainte-Baume plus au sud et Marseille perdue dans les brumes de la mer à trente kilomètres de là. Je ne pensais pas tant à Cézanne qu’à mes propres défis. Il avait cherché à discerner au-delà du tourbillon des détails de ses paysages l’harmonie essentielle. « Au fur et à mesure que l’on peint, on dessine. Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude ». Je ne m’arrêtais pas à ces considérations. Je dévorais ma vie comme si j’allais mourir à trente ans. En bord de mer, entre Cassis et Marseille, les Calanques étaient d’autres champs d’escalade. Quelques voies superbes qui ne me procuraient pas les sensations de plénitude que l’on éprouve en ayant gravi un sommet avec cette jouissance d’être au bout, à l’extrême de soi, au plus haut, avec l’espace autour de soi pour un temps. Sisyphe ? Rêve d’Icare ? Quel bonheur d’être né en 1960. De Gaulle était au pouvoir depuis deux ans. La première bombe atomique venait d’exploser à Reggane, dans la partie algérienne du Sahara qui recelait du pétrole et était encore un département français. L’ONU était sur le point de proclamer le droit à l’autodétermination du peuple algérien. Kroutchev venait en visite officielle en France. Castro décidait la saisie des biens américains dans son île. Le biberon était parfait pour moi. Un an plus tard, l’URSS a expérimenté la bombe H, une arme thermonucléaire dont l’onde de choc fait trois fois le tour de la terre. L’explosion dégage une énergie de plusieurs centaines de tonnes de TNT sous la forme de radiations visibles, le flash, invisibles, l’onde électromagnétique, mécaniques, l’onde de choc destructrice se déplaçant à une vitesse légèrement inférieure à la vitesse du son et thermiques, la chaleur de quelques dizaine de millions de degrés au plus près de l’épicentre de la fusion des atomes d’hydrogène. En 1982, mon diplôme d’ingénieur en poche, le service militaire était obligatoire. Des stages de voile m’avaient indiqué une direction d’exploration intéressante. Les EOR chef de quart offraient l’opportunité d’approfondir la connaissance de ce milieu maritime. Trois mois de formations et d’évaluations. Mon classement à la fin de cette période me permet de choisir entre le soleil des caraïbes ou les profondeurs. A la surprise des 70 autres aspirants, je choisis les sous-marins nucléaires lanceurs d’engin. L’irrationnel : « Le trésor de Rackham le Rouge » de Hergé m’habite depuis dix ans. Le rationnel: c’est une expérience unique qui s’offre à moi. Je suis servi. Trois SNLE sont en permanence sous l’eau, aux ordres directs du Président de la République, pour lancer les missiles dotés d’ogives thermonucléaires. C’est la doctrine de la dissuasion nucléaire source de stabilité pendant la guerre froide : « si tu m’envahis ou m’envoie des missiles thermonucléaires, j’ai la capacité de répliquer et d’infliger les mêmes dégâts à ta population ». Je fais une première patrouille de soixante dix jours sous l’eau, sans voir le soleil. Extraordinaire. Je m’engage pour six mois de plus afin de pouvoir en faire une seconde. 135 mètres de long. 135 personnes. En charge de la navigation six heures par jour. Officier du service torpilles pour nous défendre en cas d’attaque. Officier distraction avec le choix et la diffusion de 240 films par patrouille. Officier sport avec des séances d’aérobic (1982 !) et des cours de boxes dans les neuf m2, trois mètres sur trois, trouvés dans la tranche C entre les seize missiles de une mégatonne chacun et le cœur nucléaire de 100 Mégawatt qui donne vingt ans d’autonomie énergétique à un bâtiment comme celui-là C’est une période où je vis ce rêve d’enfance de « 20 000 lieux sous les mers ». Le commandant Bullier remplace avantageusement le capitaine Nemo par son intelligence et son humanisme qui rayonne sur l’ensemble de l’équipage. Peu de stress en dehors des exercices de combat hebdomadaires où nous simulons l’envoi des missiles sans savoir s’ils vont partir ou pas. J’apprends le japonais dix heures par jour. Chaque patrouille est suivie de un mois et de demi de vacances. J’explore maintenant le monde aérien en me lançant du sommet du Menez Hom1 en delta plane. Toujours Icare ! Un jour, j’ai atteint une altitude de 3600m. J’avais utilisé quelques gros cumulus qui balayaient le relief grâce au vent d’ouest régulier. Je suis les mouettes qui m’indiquent les courants ascendants les plus propices. Un quart d’heure à cette altitude me permettent de profiter d’une vue superbe mais aussi de me rendre compte des premiers effets de l’hypoxie. Difficulté de respirer, sensibilité au froid exacerbée. Je ne suis parti qu’avec un tee-shirt bien adapté aux 25°C du sommet mais pas vraiment aux quelques degrés qui règnent à cette altitude. Un autre jour, c'est 6 heures passées en l'air sans toucher le sol. Un moment court et infini en même temps à partager le ciel et les nuages avec des mouettes qui cherchent les mêmes thermiques ou courants d’air chaud ascensionnels que moi. Le coucher de soleil est somptueux. Un ciel voyageant du rouge-cerise au bleu nuit et occulté par de longues balafres de nuages devenus autant de coups de pinceau. La dernière heure se passe dans un noir presque complet. Je prend enfin la décision de me poser dans la pénombre. Frayeur incroyable, deux Super Puma de l'armée se posent à côté de moi à moins de 100m. Face-à-face avec 10 fusilleurs-marins équipés de matériel de vision nocturne aussi effrayés de me voir en cet endroit avec mon aile de 16 m2 déployée au-dessus de ma tête. Ma famille était loin. A Brest, les notables organisaient des soirées pour leurs filles avec les officiers de marine. Assommant. Je préférais expérimenter les extrêmes pour voir jusqu’où je pourrais aller en me dépassant moi-même. Les SNLE et l’écoute des baleines tout au long des patrouilles dans l’Atlantique m’ont montré une nouvelle voie. Je me suis attelé à passer les quatre niveaux de plongée sous-marine. Trente, quarante, cinquante mètres en verticale pure dans le grand bleu. Je n’étais pas suicidaire. Aucune raison à cela. Enfance heureuse. Trajectoire de réussite calée. Mais cela ne me suffisait pas. Je recherchais la tension, la nouveauté, l’effort. Par curiosité, je crois. Pour voir jusqu’où je pourrais aller. Pour voir aussi ce qu’il y a plus loin que le bout perceptible par tous. Mon diplôme en poche, mon service militaire effectué, j’ai cinq mois avant de faire un MBA (Institut Supérieur des Affaires) : je pars faire un tour du monde. Je choisis de partir en solo pour vivre à fond cette expérience et exposition à des civilisations différentes. Je choisis trois sujets : peuples, religions et volcans. L’apprentissage du japonais me conduit à privilégier le Japon pour trois mois et je complète par des périodes de dix jours en Corée, Hong-Kong, Indonésie, Malaisie, … Une angoisse m’étreint pendant mon vol vers le Japon. Et si la langue apprise dans le sous-marin n’était pas le japonais ? Je suis rassuré à la douane. Le voyage commence. Enchanteur et dur à la fois comme toute les remises en question et les situations qui obligent à puiser de nouvelles ressources en soi. J’expérimente le bouddhisme zen au Japon. Je crée une contre-culture au judéo-christianisme. La trace laissée par le Japon va être celle-là. La relativisation des dogmes et valeurs sur lesquels l’Europe s’est construite. L’Indonésie et Java en particulier me donnent accès aux plus hauts volcans du monde. Cette expérience du volcan est importante sur la sente en direction de l’Everest. C’est par exemple une formidable montagne comme le Sumeru sur l’île de Java en Indonésie, à trois jours de marche derrière le Bromo. Panache impressionnant découvert depuis le sommet du cratère du Bromo qui me donne l’envie d’aller voir de plus près cette montagne d’un type nouveau. La jungle devient de moins en moins dense après deux jours d’approche. Rencontre d’une expé de vulcanologues indonésiens aussi en route vers le sommet. Et tout en haut, à 3800m, après avoir passé des pierres tombales étonnantes en ce lieu, la surprise totale de l’homme confronté à des puissances surnaturelles : le volcan est en activité et toutes les quinze minutes une explosion énorme projette des pierres grosses comme des poings en l’air. Silence incroyable avant que la pluie de pierres ne retombe dans un vacarme étourdissant. Nous nous abritons comme nous le pouvons sous nos sacs. Entre les explosions, nous explorons le cratère mais surtout les alentours. Le Krakatoa est visible à 600km de là. Sensation unique. La jonction de deux mondes d’habitude si éloignés, l’aérien et le terrien. L’altitude et la profondeur. Le gris sombre des pierres et le bleu nuit du ciel. 1h au sommet, quatre explosions ou bombardements, c’est déjà trop de risques. Nous redescendons en courant dans la pierraille pour s’éloigner de cette terre à cœur ouvert. Nous comprenons les pierres commémoratives des grimpeurs morts en tentant d’approcher cette force de la nature. L’incroyable se produit en quittant cette minéralité brutale : un souffle rauque, des bruits de feuillus secoués pour un face-à-face avec un gorille de 200 ou 300 kg – énorme – pendant dix secondes – trente secondes - une minute. Pas de peur. Trop tard pour avoir peur. Les yeux dans les yeux. Immobiles tous deux sur le chemin. Deux mondes qui s’explorent avec curiosité. Le gorille poursuit son chemin tranquillement. Je me remets à marcher pour éviter les tremblements. Un mois plus tard c’est un an et demi d’apprentissage du marketing, de la comptabilité, de la stratégie d’entreprise, … en complément des disciplines de mes études d’ingénieur. La surprise vient d’un échange avec UCLA : les américains sont plus différents de nous que ne peuvent l’être les Japonais. Les ponts comme l’existentialisme, très proche de l’expérience japonaise du vide, sont nombreux. Nous avons l’impression de bien connaître cette culture US au travers des films, de la nourriture, des icônes comme Marilyn mais les valeurs et directions de vie sont très différentes. Le nord géographique reste la réussite sociale mesurée à l’aulne du poids financier en toute circonstance. Les engagements relationnels sur la côte ouest sont légers et sans conséquence. Euphorisant dans un premier temps car le miroir est souriant, bronzé et omniprésent mais déroutant un peu plus tard pour celui qui cherche du solide pour ses relations. A la sortie de ce MBA, je satisfais une passion de toujours pour les images et travaille pendant six ans dans la publicité. Je découvre l’engagement jour et nuit dans un travail réalisant la synthèse de multiples dimensions : images, positionnement, stratégie de moyens, efficacité, relation client, vente, travail d’équipe, coordination internationale, invitations à toutes les avant-premières, 30% d’augmentation de salaire tous les ans, des filles superbes de tous les côtés, … A grandes goulées, j’ai absorbé la vie, de 1986 à 1991, en ce qu’elle avait de plus moderne, de plus pointu, de plus excitant sur le plan de l’esprit. Les drogues, non. Pas la peine ! Le monde me passionnait suffisamment. La montagne réapparaît tous les 2-3 ans sous la forme de rencontre ou de livres d'expédition. Mais le virus se développe irrémédiablement en 1990 lors d'un trek au Laddack où j'ai l'occasion de tester ma facilité d'acclimatation à une altitude de 6200m (épaule du Kang Yaze) que je serai le seul à atteindre de mon groupe. Sentiment de plénitude incroyable qui dure six mois après mon retour. Je viens sans trop m'en rendre compte de multiplier par deux mon record d'altitude pyrénéen qui était jusque là le pic Montcalm avec ses quelques mètres au dessus de 3000m. La mécanique est lancée et avance, à petit pas mais sûrement, avec la gravité inéluctable du glacier ou la puissance de la tectonique des plaques à l'échelle personnelle. Un an plus tard je rencontre Pascale pour les besoins d’une compétition. Coup de foudre. Elle vend l’espace publicitaire du magazine de santé « Vital ». Découverte, elle a fait l’été qui précède le même trek que moi. La relation est rapidement fusionnelle. Nous nous marions un an plus tard. La pub a été une redoutable expérience des conséquences internes des fusions : six fois en cinq ans. Des destructions massives d’emplois, d’énergie et de relations pour satisfaire des egos surdimensionnés. De plus, la loi Sapin contre la corruption n’a pas encore été promue, l’éthique n’est pas tout le temps au rendez-vous et je quitte cette agence pour rejoindre McKinsey, cabinet leader de conseil en stratégie et organisation. Cette apparente stabilisation sociale n’empêchait pas des courants bouillonants de me traverser. Nous nous étions installés à Neuilly. Notre premier enfant, Victor, est né un an plus tard en 1992. Le modèle du manager américain éperdu dans sa course vers le sommet de l’entreprise n’est pas le mien. Le rêve d’Icare n’avait en réalité cessé de m’habiter. Les contours du rêve se précisent en 1994 Le véritable déclencheur du rêve, la secousse sismique qui libère l’énergie cumulée, vient en 1994 de la lecture de Maître des cimes de Reinhold Messner. Surprise d'abord de lire la préface signée de Herb Henzler, patron allemand de McKinsey où je travaille alors. Je découvre les différences entre les approches col nord et col sud de cette montagne, la gradation des difficultés en fonction de l’aide que l'on s'octroie pour grimper. Ce livre alterne le récit de ses expéditions en montagne ou Arctique et de réflexions très personnelles sur ses buts, ses doutes, le rôle de la montagne dans sa vie. J'entrevois alors que l'Everest n'est pas seulement une montagne mais une machine à faire du sens, à donner une direction à une vie au moins pour un temps, à déclencher une phase de croissance de son développement personnel. C'est le choc. Tout se met en place. La montagne, l'exploration, un chemin pour rencontrer l’une des extrémités de soi, l'effort physique ultime pour un humain. Je perçois alors un élément qui était diffus en moi. La cristallisation sur le sommet s’opère quand j’intègre la hiérarchie des huit mille les uns par rapport aux autres : un sommet sort du lot, le plus haut. Par moment les chiffres ne suffisent plus et construisent une abstraction trop éloignée de la réalité. L’échelle est simple et campe la hiérarchie des sommets les uns par rapport aux autres. Elle permet aussi de mieux comprendre pourquoi on parle dans le milieu de la montagne des grands 8000m et des petits 8000m. La question se pose d’une préparation intermédiaire. Voie normale et rassurante que de faire un autre 8000 avant d’attaquer le plus haut. En général, le Cho Oyu est choisi pour se tester de part sa facilité d’accès et d’ascension. Mais je ne suis pas certain de pouvoir me libérer autant de temps sur les trois, quatre prochaines années. A partir de cet instant, je n'ai de cesse d'accumuler les livres, les cassettes, les cartes, les articles parus dans le monde entier et même les maquettes tridimensionnelles du plus haut sommet du monde proposées par la boutique de l'IGN. Je commence la préparation physique de fond en courant entre 20 et 50 km par semaine les dimanches. Départ de Neuilly vers 4h du matin avec 3 litres d'eau et 3 barres chocolatées. Traversée du bois de Boulogne en direction de Puteaux. Remontée vers St Germain en Laye. Tour du Mt Valérien. Traversée de St Cloud puis franchissement de la voie ferrée par un trou de grillage vers 5h pour me retrouver en plein parc de St Cloud pour un tour complet jusqu'à Ville d'Avray. Retour à l'entrée du parc vers 7h. Tangente de l'hippodrome de Longchamp, poursuite en bas du bois de Boulogne, tour de l'hippodrome d'Auteuil, pour enfin remonter vers la porte Maillot. Retour à la maison avec des croissants vers 8h. 4 h de pure musique et d'image du col sud ou de l'arête sommitale pour contrer les quelques baisses de motivation dues au froid, à l'hypoglycémie ou aux doutes quant au réalisme de la réalisation future de ce pur rêve de montagne sublime. Comment tenir une telle motivation constante sur 4 ans peut être est une question. Comment éviter les faiblesses d’une semaine sans ressort ? La réponse a été pour moi la consignation systématique des efforts sur un graphe réalisé depuis une feuille de calcul. Je note pendant six ans tous les efforts hebdomadaires et je les mets en relation avec leur impact supposé : le nombre de pulsation par minute indiqué ici en trait gras qui descend de 65 à 50. Un coup de barre ? Je regarde la courbe et me rappelle le remord durable de la dernière semaine où je n’ai rien fait! En 1996, grand bruit autour de l’Everest avec la mort de dix personnes et la publication du livre de Krakauer, Tragédie à l'Everest. Une première version circule sur internet dès septembre 1996. La parution d'abord en anglais puis traduite en français aux éditions Guérin est un événement. C'est le premier livre qui explicite dans le détail les problèmes d'acclimatation, les défauts de préparation des expéditions commerciales, les lacunes de management, les changements physiologiques et psychiques dûs à la haute altitude. J'achète dix exemplaires de ce formidable livre pour partager avec mon entourage les réalités et un certain vécu intime de la haute altitude. C'est un livre qui donne une version partielle et personnelle de ce qui s'est passé lors de ce drame. Le livre de Anatoli Boukreev1 est édifiant : la même expédition, un récit divergent sur les responsabilités et les perceptions. L'engagement vers le sommet se précise. Je communique autour de moi un peu plus ouvertement sur ma volonté de faire le sommet. Eté 1996, je parfais mes connaissances techniques par une première sortie dans les Alpes pour aller faire un stage dans les Ecrins : montée et descente de pentes supérieures à 60°, récupération au piolet en cas de dévissage. L'objectif s’est précisé : faire l'Everest pour mes quarante ans, en l'an 2000. Et si possible en avril et mai, les deux mois qui permettent une ascension dans des conditions optimales : c'est à ce moment-là que la mousson sèche est remplacée par la mousson humide avec une accalmie possible des vents pendant une 10aine de jours. A cette date, quatre ans plus tard, je surfe sur la vague internet en lançant Altavista.fr puis en devenant un mois plus tard le président Europe et International. Partie remise. Le défi professionnel semble alors d’une taille aussi grande que le défi physique qui peut attendre un an de plus. De manière indirecte et presque malgré moi, le rêve est là, à portée de vue. Je patiente et transfère toute mon énergie sur cet Everest professionnel. Le grand saut et la préparation AltaVista est le moteur de recherche leader sur Internet. Lancé en 1994, il s’est propagé à la surface du globe pour permettre à trente millions de personnes de rechercher l’information ou les services dont ils ont besoin sur Internet. Le positionnement initial a été changé il y a un peu plus d’un an. Le PDG, Rod Schrock, issu de la société informatique Compaq, applique à l’internet les méthodes des biens de grande consommation : 120 millions de dollars de publicité dont dix le premier jour de campagne pour positionner le moteur comme portail1 en novembre 1999. C’est la mode : tout le monde court après Yahoo qui a été introduit en bourse. C’est un flop au Etats-Unis. Le trafic qui mesure le nombre de visiteurs du site internet ne bouge pas. L’introduction boursière prévue en mars a été ajournée à cause du retournement boursier qui a marqué le début de la fin de la bulle. En février 2000, je viens de lancer Altavista en France sur ce modèle de portail. Ce succès, avec 200 000 visiteurs par jour, me propulse à la tête de l’Europe puis de l’International dès le mois d’avril. L’objectif est d’ouvrir deux autres pays dans l’année, en plus des trois existants (UK, Allemagne et France). Une analyse fine des chiffres m’indique que l’activité recherche représente sur le site 95% du trafic. Je prends la décision dès ma nomination de revenir au métier d’origine d’AltaVista, à savoir la recherche. Je peux ainsi limiter les ressources humaines nécessaires, 130 personnes au lieu de 400, et accélérer le développement international en ouvrant 25 sites en six mois au lieu des trois prévus sur le même laps de temps. Pas n’importe lesquels : Australie, Inde, Brésil. Le management français pousse le ballon plus loin en ouvrant un Altavista breton. Ou la semaine suivante, se permettent d’ouvrir AltaVista Espagne avec quatre sites pour respecter les identités culturelles : gallician, basque, castillan et catalan. C’est notre réponse aux anti-mondialistes : être mondial oblige à être local si l’on veut réussir. Le projet se dote d’une vision qui est d’aller dans plus de détails en fournissant par exemple un annuaire des sites d’une ville ou d’un village. Les chiffres de trafic explosent. Ma passion pour la montagne est connue. Je suis en train d’utiliser ma connaissance de l’Everest à l’internet. En effet, en 1978, Reinhold Messner révolutionné les techniques himalayennes et remplaçant les lourdes expéditions de 300 personnes par une équipe de 3 grimpeurs et 10 sherpas bien entraînés. C’est la technique alpine appliquée à la haute altitude. Et ce qui marche pour l’Everest est en train de marcher pour l’internet. Cette obsession de la montagne devient manifeste à toute mes présentations. C’est un fond d’écran de la combe ouest de l’Everest que je mets sur les ordinateurs sur lesquels je travaille. Elle me sert aussi à illustrer les positions de différents concurrents ou pays le long du chemin qui mène au sommet. A chaque fois l’impact est grand et motivant La prise de recul est totale pour l’audience – journalistes, partenaires ou collaborateurs. Je diffuse progressivement à mon équipe de quinze directeurs et une partie des 130 salariés européens que nous sommes en train d’appliquer cette technique alpine à l’ascension des sommets de l’internet. Le leit-motiv est simple : « Speed of the light », jeu de mot avec lumière et léger. L’énergie de l’équipe est maximale. Les résultats de trafic et de chiffre d’affaires sont au rendez-vous. En effet, en face de nous ce ne sont que des monstres de 1000 à 1500 personnes. La technologie nous permet d’être légers, rapides, internationaux. La crise n’a pas été gérée et anticipée de la même manière aux US. Ils sont passés de 50 à 1000 personnes en un an et ils en sont fiers. 200 suffiraient pour assurer 90% de l’activité et être profitable. Une rencontre en octobre 2000 à Prague lors d’un colloque avec l’actionnaire principal d’Altavista, David Wetherell, précipite les choses. Une demi-heure avec lui le convainc de la valeur de notre stratégie hors USA, de l’erreur commise par le management américain et du besoin urgent de revenir sur le métier originel. Il me propose plusieurs fois de devenir CEO Monde. Mais, l’ampleur de la tache , licencier 800 personnes, et l’inertie du mouvement, descente de la 9ème à la 25ème position aux US en un an, m’incitent à refuser. Cette proposition est connue quelques jours après par le management américain qui n’a alors de cesse de contrer les décisions européennes malgré le chiffre d’affaires de 10 millions d’euros par trimestre atteint en six mois et la profitabilité opérationnelle de Altavista en dehors des US due au faible nombre de personnes et aux bons classements européens (5ème site) qui favorisent la signature de contrats avec les grands annonceurs comme Amazon ou Air France. D’un point de vue management et prises de décision, nous avons basculé du rationnel à l’émotionnel. Altavista est devenue une société séparée par un océan de divergences et peuplée de personnalités intéressées au premier chef par leur pouvoir. Je passe, depuis deux mois, plus de 10% de mon temps dans des luttes politiques. C’est un signal que les limites du supportable ont été dépassées. Le patron US historique est débarqué. Le nouveau patron « monde » est un pur financier américain sans passeport qui prend avec neuf mois de retard la décision de revenir sur le positionnement unique de moteur de recherche et réduit la voilure en quelques mois de 1000 à 200 salariés. Choc en interne. Qui se propage à l’Europe car on me demande de contribuer à l’effort collectif soit 40 personnes. Réponse négative de ma part et de mon équipe de direction. La demande se fait plus pressante une semaine plus tard lors du court séjour que je viens d’effectuer à Palo Alto pour tenter de sauver quelques meubles. Consternation de constater sur quoi se focalise le nouveau CEO : « Pourquoi ne pas avoir
Publicité
Publicité
17 mars 2005

En route vers l'Everest - 2

Mais, l’ampleur de la tache , licencier 800 personnes, et l’inertie du mouvement, descente de la 9ème à la 25ème position aux US en un an, m’incitent à refuser. Cette proposition est connue quelques jours après par le management américain qui n’a alors de cesse de contrer les décisions européennes malgré le chiffre d’affaires de 10 millions d’euros par trimestre atteint en six mois et la profitabilité opérationnelle de Altavista en dehors des US due au faible nombre de personnes et aux bons classements européens (5ème site) qui favorisent la signature de contrats avec les grands annonceurs comme Amazon ou Air France. D’un point de vue management et prises de décision, nous avons basculé du rationnel à l’émotionnel. Altavista est devenue une société séparée par un océan de divergences et peuplée de personnalités intéressées au premier chef par leur pouvoir. Je passe, depuis deux mois, plus de 10% de mon temps dans des luttes politiques. C’est un signal que les limites du supportable ont été dépassées. Le patron US historique est débarqué. Le nouveau patron « monde » est un pur financier américain sans passeport qui prend avec neuf mois de retard la décision de revenir sur le positionnement unique de moteur de recherche et réduit la voilure en quelques mois de 1000 à 200 salariés. Choc en interne. Qui se propage à l’Europe car on me demande de contribuer à l’effort collectif soit 40 personnes. Réponse négative de ma part et de mon équipe de direction. La demande se fait plus pressante une semaine plus tard lors du court séjour que je viens d’effectuer à Palo Alto pour tenter de sauver quelques meubles. Consternation de constater sur quoi se focalise le nouveau CEO : « Pourquoi ne pas avoir un seul site en anglais, cela simplifierait les opérations. Sur internet, tout le monde parle anglais ? Non ?» Voilà une semaine que je suis revenu à Paris de ce voyage éprouvant par la tension qu’il contenait. La pression des US continue de se faire forte pour déclencher des licenciements en Europe. Je sens que la fin de la route est proche. Je suis préoccupé par la responsabilité sociale prise en continuant les embauches depuis deux mois dans la vingtaine de pays couverts. Tous rejoignent l’entreprise sur les bons résultats communiqués et l’excellente réputation que nous avons bâtie. J’arrête le recrutement d’un directeur financier de haut calibre. D’autres, comme Katia, en France, ont rejoint l’équipe française dirigée par son DG France, Jean-Luc Benjamin. Des gros potentiels sur un Titanic en devenir. Je vis avec eux tous les jours. Ils voient mon abattement pendant et après les innombrables conférences téléphoniques transatlantiques qui commencent à dix heures du soir et finissent à quatre heures du matin, deux fois par semaine. Tous continuent à y croire car j’ai communiqué les difficultés qui s’amoncelaient avec les US mais mon enthousiasme naturel a permis de maintenir la pêche d’enfer qu’ont les quinze managers qui dirigent. Mi décembre, je diffère tous les recrutements comme un nouveau directeur financier de haut vol d’un équipementier télécom européen. Cette semaine est de trop. Le CEO veut une liste, je la lui adresse. De manière violente mais avec panache la liste contient quarante personnes : mon nom est en premier sur la liste. Se soumettre ou se démettre. Je précise les incompétences managériales, l’incroyable somme d’erreurs au cours de l’année qui vient de s’écouler, le côté irrémédiable de certaines d’entre elles. Le doigt est mis à l’endroit où ça fait mal. Son impact est amplifié par les nouveaux classements américains : le site est passé de la 9ème à la 24ème position américaine alors que notre concurrent le plus direct, Google, est passé de la 20ème à 9ème position dans le même temps. J’appuie sur le bouton pour envoyer le mail le dimanche 20 janvier au soir. Le missile balistique survole l’océan et le continent américain pour atterrir dans plusieurs ordinateurs de la côte ouest. Les Américains ont une très belle phrase pour ces situations de conflit homme à homme dans l’allée principale de la ville : « Shoot first, aim then » . J’ai toujours préféré tirer le premier. Je suis très bien dans ma tête. Même si les séracs craquent au-dessus de ma tête. Meurtrier et dévastateur. Les discussions de départ s’engage le lundi après-midi à mon siège londonien. Il me semble euphorique de sortir de ce harassement qui dure depuis quatre mois jour et nuit. Négociation bouclée le mardi soir. Je quitte ce champ de mines politique dont rien de bon ne peut sortir. Si la décision est prise de partir, l’orientation future n’est pas facile à choisir. Mais je suis libre. Les réflexes naturels de chasseur reviennent. Je m’inscris sur trois sites européens d’offres d’emploi. Je rappelle les entreprises qui m’ont fait des propositions depuis quatre mois. Je prends contact avec des chasseurs de tête qui organisent des rendez-vous car les opportunités ne manquent pas. Les journées sont soudainement libérées. Les rendez-vous téléphoniques de 10h du soir à 4h du matin s’arrêtent. Je communique à mes managers proches mes motivations et mon sentiment pessimiste sur l’issue de la bataille. Que faire ? Je vais bientôt avoir 41 ans. J’ai envie de marquer cette date de quelque chose de fort. De me dire que, dans cinquante ans, je saurai encore ce que j’aurai fait de cette année là. C’est en partie cela que réussir sa vie. Une suite d’année avec des moments forts. Pascale, ma femme, qui vient d'entendre parler de l'Everest presque toutes les semaines depuis onze ans passés ensemble me pousse à sauter le pas, à partir, à être concret, à le faire pour arrêter d’en parler dans le vide pendant le reste des années qui nous restent à vivre. Elle connaît les risques. Mais elle surestime la possibilité d’éteindre une flamme qui brûle depuis si longtemps. La question des enfants reste posée. Quitter quatre enfants pour une entreprise aussi exposée est un choix fondamental que je tourne et retourne pendant plusieurs jours. Je cherche et lis toutes les sources d’information dans les livres et sur internet mais les faits sont têtus : il y a environ deux cents morts sur les pentes pour 900 personnes au sommet. Presque 20%. L’angoisse est là, incontournable pour qui vit avec ses émotions. La réponse est déjà donnée. La pulsion qui me pousse vers cette altitude est devenue inextinguible. J’apporte plusieurs éléments de rationalisation. Le premier est de me couvrir d’assurances décès. Je totalise trois millions de francs de dommages versés à ma famille en cas de décès lors de l’expédition. Le deuxième est l’expérience de situations extrêmes dans lesquelles je me suis trouvé dans le passé. A chaque fois, une lumière est venue conforter mon estimation de la situation qui était critique. Un troisième élément apparaît après plusieurs tests de l’hypothèse « Je pars faire l’Everest » avec des amis. C’est l’impact durable sur le développement des enfants qui pourront être content d’avoir un père qui est allé au bout de son idée. Une semaine de réflexion au cours d’un séjour au ski début février me détermine : c'est « the » moment pour me lancer. J'ai l'argent, le temps pour l'expé mais surtout deux mois devant moi pour arriver à un état de forme quasiment parfait. Je me donne environ un mois au retour pour trouver un nouveau travail passionnant. Soit un plan de cinq mois de break. Confiance dans l’avenir et sérénité pour le retour dominent le choix. Je n’ai pas de problème d’argent immédiat et je n’ai pas envie de m’occuper de quoique ce soit pour préparer l’aventure : une expédition commerciale me convient parfaitement. Les expéditions nationales ou professionnelles étaient jusqu’en 1990 la règle : des alpinistes, le plus souvent professionnels, se regroupaient sous l’égide d’un drapeau national ou d’un sponsor pour tenter l’ascension. C’était le moment des pionniers qui tentaient de laisser une trace à la surface de cet endroit en donnant le nom à une voie, en réalisant une première, en complétant les chemins possibles pour arriver au sommet. A partir de 1990, le capitalisme américain a identifié ces ascensions, et principalement la combe sud népalaise et la face nord tibétaine, comme intéressantes pour créer des sociétés spécialisées dans l’accompagnement d’alpinistes amateurs vers le sommet : c’est l’ère des expéditions commerciales qui supplante maintenant en nombre les expéditions classiques. Ma décision prise pour une expé commerciale, reste sujette à l'existence et à la disponibilité d’une place dans une expédition. Je vise la face nord tibétaine pour son côté plus vierge et plus pur que l'accès devenu presque routinier depuis le Népal. Cette face présente un avantage immense par rapport à l’arête sud : le sommet est visible en permanence et les récits sont dithyrambiques sur la beauté incroyable du sommet fouetté en permanence par les vents d’altitude. Une recherche sur internet - mots clés « Everest face nord expédition » en français et anglais - me fait trouver 3 expés qui ont fait ce choix de voie et ... d'être présentes sur internet. Deux coups de fil plus tard, je suis en ligne avec Bernard Muller qui m'indique une dernière place disponible dans l'expédition organisée par sa société. Courte discussion où je lui expose mon niveau montagne et ma condition physique du moment. A mes questions sur une préparation type à suivre, Bernard n'as pas de conseil à donner si ce n'est de faire des randonnées en peau de phoque et d’être cool, de ne pas stresser. Hélas, le temps n'est pas favorable et les chutes de neige vont se succéder pendant les deux mois précédents le départ pour Katmandou. Je n'aurai pas l'occasion de reparler avec Bernard avant notre première rencontre à l'aéroport de Roissy. Le nom « 2001, odyssée de l'Everest » me semble un peu ronflant pour un ancien publicitaire, un peu dangereux pour un aficionado des aventures d'Ulysse, affolant pour un lecteur d'Isaac Asimov ou fan de Stanley Kubrick. Le prix de cette expé commerciale est conséquent avec 171 000F tout compris ou presque. Moment d’émotion intense quand je poste le chèque : quelque chose d’irréversible est en train de se passer. Je reçois en retour le programme et la liste de l'équipement à acheter1. Le Vieux Campeur est le point de passage obligé et le plus concentré qui soit pour éviter de perdre trop de temps. Une discussion avec les sympathiques et passionnés dirigeants me permet d'obtenir une remise de 15% qui va me permettre de rester sous la barre très symbolique des 30000 F. Mais aussi, fait incroyable, d’avoir une ristourne plus importante que si j’étais passé par les conditions négociées par l’expé depuis Chamonix. La liste reprise en annexe est celle préconisée par l'organisateur à laquelle j’ai intégré les impasses possibles sur du matériel non ou peu utilisé et ce qui manquait à cette liste originelle. Je me lance dans l’achat de ce matériel. Je commande ceux qui peuvent être faits sur mesure comme la combinaison une pièce. Deux articles attirent mon attention au cours des achats. Ce sont les plus extra-ordinaires en comparaison des sorties et course en montagne. Il s’agit du sac de couchage qui est donné pour pouvoir tenir jusqu’à - 40°C. Je l’essaie comme un gamin dès le retour chez moi. L’effet est étonnant malgré le froid dans le jardin : je me mets à étouffer de chaleur en l’espace de deux minutes. L’autre élément singulier est la paire de chaussures. Son nom est célèbre pour ceux qui ont les huit mille en ligne de mire ou derrière eux : OneSport. Deux syllabes qui claquent et font pro. Deux énormes chaussures de montagne avec les surbottes intégrées pour limiter la perte de chaleur. Même constat après deux minutes passées à l’intérieur : je bous. De chaleur et d’impatience. Elles sont superbes. Je les aime pour le confort et la sécurité qu’elles vont me procurer au cours des températures extrêmes que nous allons affronter. Mais je sais que le vêtement auquel je vais le plus m’attacher au cours de le séjour en altitude est la doudoune. Les récits convergent : c’est le compagnon de tous les instants au camp de base avancé (6400m). Une deuxième peau facile à enlever et remettre pour s’adapter jusqu’aux dix changements brutaux de température dans une même journée. Je ne lésine pas sur la qualité en prenant une Valandré. Je commence à planifier l'entraînement physique sur le mois et demi qui me reste. La pression monte. C’est comme être dans un avion pour un saut en parachute. On peut se dire que l’on ne va pas sauter tout en sachant que le saut est inéluctable. Je suis dans la seringue. 1 mois et demi de préparation physique intensive Début février, je n’ai déjà plus que deux mois pour atteindre une forme physique hors norme. Je me suis inscrit fin janvier 2001 au Gymnase Club de la Porte Maillot. Mes paramètres de départ sont corrects avec un cœur à 60-62 battements par minute au repos. Je commence à planifier mon travail pour ces 47 jours de labeur et huit dimanches de repos avec plusieurs leit-motiv en tête : « There is no limit » et « Je me reposerai au début de l'expé ». J’ai repéré dans le programme que l'expé commence par quatre jours à Katmandou et une montée en altitude progressive par la suite. Mes bases de planification des efforts sont d'anciens entraînements pour des marathons auxquels viennent se rajouter des besoins en musculation pour franchir les deux ressauts. Mais ce qui me sert le plus pour définir la préparation est la nature de l'effort ultime à fournir pour parvenir au sommet. Je regarde sans cesse cette arête nord-est qui conduit à la pente sommitale. Je fais et refais les calculs fondés sur les récits de prédécesseurs illustres. C'est un bel effort d'endurance avec sept heures de montée depuis le camp III à 8300m. Mais aussi cinq heures de descente par la suite pour rejoindre le camp II à 7900m. Ce sont au total douze heures à prévoir avec une consommation calorique de 800 kCal/heure - 500 d'effort et 300 de lutte complémentaire contre le froid. Je fais et refais la multiplication mais les chiffres sont têtus : 9000 à 10000 kCal qui vont être nécessaires pour cette ultra-ultra-marathon dans un environnement éthéré. Cela confirme le besoin de pousser les compteurs au maximum pendant le temps qui me semble insuffisant. J’essaie de me raisonner pour lutter contre l’angoisse sourde qui commence à naître de la pression d’être prêt à temps. Je me mets à lire et relire tous les livres écrits sur l'acclimatation à l'altitude, à essayer de comprendre en profondeur les mécanismes physiologiques de l'œdème, les raisons physico-chimiques de la détresse respiratoire inhérente à une montée en altitude trop rapide. Tout cela est passionnant et autrement plus motivant quand l'apprentissage est là, avec un but si clair. A 8000m, l'environnement n'offre que 30% de l'oxygène disponible au niveau de la mer. Dès que l’homme monte en altitude, le fonctionnement normal des poumons ne permet pas d'apporter suffisamment d'oxygène à l'organisme : celui-ci réagit par une augmentation des rythmes cardiaque et respiratoire dans un premier temps. Un autre processus se met en route avec un effet différé d'environ dix jours : la poly-globulie ou multiplication des globules rouges. Si l'augmentation est de quelques % pour des altitudes de 2000m, c'est une multiplication par trois ou quatre qui est constatée après une exposition prolongée à une altitude supérieure à 7000m. La compréhension de la baisse de pression d'O2 entre l'atmosphère et les alvéoles pulmonaires est révélatrice des conditions très limites auxquelles l'organisme est exposé. A la lecture de ces éléments naît le besoin de comprendre et l'idée de contribuer à la connaissance des mécanismes d'adaptation de l'organisme, par exemple en achetant un oxymètre qui permet de mesurer la pression partielle d'O2 présent dans le sang. En parallèle à cet apprentissage, je définis mon plan de travail physique pour les 45 jours à venir. Quatre axes de travail émergent spontanément : l'endurance, la résistance, la musculation et la résistance au froid. Chacun de ces entraînements va répondre à une des dimensions spécifiques de l'ascension mais aussi aux exigences floues de l'acclimatation à l'altitude. Les recherches que j'ai pu faire sur des programmes d'entraînement ne donnent rien : pas de manuel, des conseils dérisoires sur des sites américains comme une 1/2 heure de marche par jour. Une de mes appréhensions va durer pendant l'entraînement : est-ce le bon planning ? Quelques éléments glanés sur des comptes-rendus d'expés précédentes me renforcent sur mon credo d'une bonne musculation, mais je découvre peu de temps après d'autres écrits insistant sur le côté impondérable de l'œdème et donc l'inutilité de trop se préparer. Je définis ma ligne personnelle à ce moment-là : « Qui peut le plus, peut le moins ». J'ai la chance de pouvoir m'entraîner et arriver à la meilleure forme que j'aurai certainement de toute ma vie, je la saisis. J'optimise le mix des différentes entraînements suivant le graphe ci-dessus avec une logique simple : travail du volume cardiaque en premier, puis montée en charge de la résistance pour épaissir les parois du cœur et renforcer l'ensemble du système cardio-vasculaire. L'image qui me rassure pendant ces deux mois est la suivante : La préparation ultime est une chaîne composée de 4 maillons qui doivent chacun à leur manière contribuer à la solidité de l'ensemble. Bien évidemment, tous n’ont pas la même solidité, mais cette image me permettra de supporter les souffrances du travail de résistance notamment. Rétrospectivement, le dosage était le bon. L'avantage de la combinaison choisie est d'éviter le risque d'épuisement que provoque la montée en charge du travail de résistance : je l'ai toujours mis en fin de séance car impossible d'enchaîner quoique ce soit après. Encore une fois, soyons précis, ceci n'est en aucune façon un absolu d'entraînement. L'important est d'y croire car ce sont quand même 250 heures d'efforts à fournir. La vrai difficulté est de conserver la motivation intacte pendant les deux mois d'entraînement. Pour cela, 3 éléments m'ont aidé à éviter les baisses de forme inhérentes à des entraînement aussi intensifs. Toutes les après-midis ou juste avant de dormir, lectures et relecture des récits, visionnage des quelques films de la face Nord. Enfin, la ceinture thoracique et montre de poignet Polartech qui permettent un monitoring précis de la fréquence cardiaque tout au long de l'entraînement. L'énorme motivation quotidienne est d'avoir forcé pendant 4-6 heures, de revenir à la maison, de faire une synchro sonore avec l'ordinateur pour transmettre l'information enregistrée et de visualiser graphiquement les rythmes cardiaques tenus pendant tout l'entraînement. De plus, le travail en salle permet un dosage très précis de l'effort et donc une comparaison d'une semaine à l'autre des progrès en cours. Par exemple, mes premiers dénivelés simulés sur Stair Masters ne dépassaient pas une heure en montant 800m. Le cœur s'emballait au bout de 45 minutes et je basculais en travail de résistance. A force de travail et après un mois ce sont 4 cycles de 750 m en 3/4 d'heure espacés de 15 minutes de récupération soit 1000 m à l'heure qui sont devenus possibles. 1 semaine avant le départ c'est en continu sur 3 heures, une vitesse ascensionnelle de 1300 m soit 4 000 m, et ce tout en restant à un rythme inférieur à 145 pulsations/minute. Peu de choses à dire sur la nourriture sinon une attention particulière à une grande diversité au cours de cet entraînement, un renfort des protéines dès le 15ème jour (sushis à tous les déjeuners), 6-7 litres d'eau après l'effort (pour s'entraimer au déficit hydrique pendant l'effort qui est particulier à la très haute altitude et compenser néanmoins ces pertes pour pouvoir continuer le lendemain) et une supplémentation en minéraux et oligo-éléments tous les jours, en vitamines 3 fois par semaine. Pour un parisien, le Gymnase Club et le bois de Boulogne sont parfaits pour le travail quotidien. La forêt de Fontainebleau et son circuit des 40 bosses ou Diplodocus me permettent un travail d'endurance longue : 2 parcours en 2h50 coupés par un break de 20 minutes, 2000m de dénivelé avec 15kg sur le dos. C'est là où, sacrilège pour certains, j'ai pu casser mes nouvelles chaussures One Sport pour la très haute montagne une dizaine de jours avant de partir. « Just do it ». Vers la fin de ces deux mois d'entraînement, mon cœur bat à 42 pulsations par minute au repos. Mais je souhaite aller plus loin que cette mesure. Comme l'a dit Gide, « Il n'y a qu'une certitude, c'est le doute » et c'est tellement vrai pour une préparation comme celle-là où certains éléments vont être critiques mais ne seront connus qu'après l'expérience. Les questions se succèdent à chaque fois que nous rencontrons des amis : quelles sont tes chances de succès ? Un peu pris de court au début, je répond par les chiffres standards qui ont l’avantage d’être ronds : « 10000 tentatives, 1000 summiters, cela fait 10% ». Mais à la 4ème ou 5ème réponse, j’affine en donnant une quasi régression multiple de mes chances : le premier facteur est la météo avec 80% de chance qu’il soit bon, c’est à dire que la fenêtre soit ouverte pendant 4 jours. Le second est mon aptitude physiologique résultant de mon séjour de un mois et demi aux environs de 6 500m : 50%. Enfin, le dernier est un peu l’intersection des deux premiers : être prêt à partir au moment où la fenêtre est ouverte. Il est par exemple possible que la fenêtre soit là mais que revenant d’une acclimatation à 7 900m, l’énergie ne soit pas au rendez-vous. « Right man in the right place ». J’estime ce dernier à 50%. Le résultat de la multiplication des différents facteurs donne 20%. On se rassure comme on peut! Ce calcul à ce moment-là de la préparation est incroyablement motivant : le facteur entraînement est « en boite ». J’estime alors qu’une préparation réussie fait varier les 50% d’aptitude physique de 30 à 60%. Comex, test d'hypoxie et de VO2 max. Une semaine avant de partir, je rencontre le professeur Richalet, le grand ponte français de la médecine d'altitude. Grand, barbe blanche, le regard amusé, une blouse blanche, un bureau de travail à la fac de Bobigny submergé de livres et de posters dédicacés. Je discute avec lui des expérimentations déjà menées sur l'acclimatation. Il me transmet la synthèse de l'expérimentation en caisson qui a été réalisée l'année précédente avec l'aide de la COMEX. Au total huit personnes amenées progressivement à 8850 m en caisson hyperbare. Les résultats sont fascinants : tout a été mesuré avec des résultats inquiétants malgré l'absence d'efforts et la température inchangée tout au long de l'ascension immobile. Deux tests ont des résultats particulièrement intéressants pour tout candidat au sommet : le premier est le test d'habileté psychomotrice. Autrement dit la capacité a mettre un pied devant l'autre et à coordonner ses gestes, capacité singulièrement importante pour des grimpeurs. -10% à 8000m. Mais -20% à 8848m. L'organisme flirte manifestement avec une limite physiologique déclencher un effondrement pareil. Je note que le retour au niveau de la mer ne signifie par remise à zéro des compteurs : une rémanence certaine des effets apparaît dans cette expérimentation. L'autre test concerne l'efficacité mentale ou capacité à tenir des raisonnements et à s'adapter à des situations variées : la baisse est de 15 à 20%. Le retour au niveau de la mer ne permet pas de revenir que très lentement à un niveau normal. Inquiétant. L'expérimentation montre aussi la présence de la mauvaise humeur sans que l'on sache exactement si cela vient du confinement prolongé ou de la raréfaction de l'oxygène. Un début d'œdème vient compléter les incidents de cette expérimentation avec plus tard l'abandon d'un autre sujet, ... sans compter le refus de participer aux tests au-delà d'une altitude de 7 500m. Ambiance. La question de la quantité de neurones détruits lors de cette exposition prolongée à un manque aussi fort d'oxygène est ouverte. Des séquelles (petites taches noires) ont été trouvées lors d'une tomographie cérébrale d'un alpiniste ayant derrière lui 6 ou 7 des quatorze 8000m existants, mais l'analyse est difficilement conclusive car on ne connaissait pas l'état de son cerveau avant. Le fait est là, préoccupant pour un non professionnel de la montagne dont le cerveau est la trousse à outils quotidienne et le gagne-pain mensuel. Le rendez-vous a été pris. Je passe le test d'hypoxie (4800m et 7000m) et de Vo2 max. Le test essaye d'anticiper des difficultés d'adaptation à l'altitude. L’opérateur, le professeur Richalet dans mon cas, est derrière un écran d’ordinateur ce qui lui permet de faire progressivement monter la puissance à fournir sur le vélo. Une pince est mise sur mes narines pour empêcher toute respiration nasale. Puis c’est un embout qui est fixé sur ma bouche pour réguler l’air qui m’est administré et estimer la teneur en CO2 de l’air rejeté. Tous les capteurs sont en place et converge vers l’ordinateur et l’électrocardiogramme pour mesurer l’évolution des paramètres physiologiques essentiels en réponse à l’effort grandissant : pouls, volume respiratoire, tracés électriques du muscle cardiaque, pression partielle d’oxygène dans le sang, … Les dix premières minutes sont une mise en jambe progressive, une tentative un peu vaine de limiter l’effet blouse blanche qui accélère le cœur à chaque fois que l’on doit mesurer les battements cardiaques. Puis l’effort est progressivement augmenté jusqu’à environ 300kCal/h. L’équivalent d’une marche rapide. L’opérateur diminue alors la teneur d’oxygène dans l’air respiré pour simuler la montée à une altitude équivalente à celle du sommet du Mont Blanc. L’organisme réagit bien à ce nouveau stimuli par une augmentation de la ventilation et de la fréquence cardiaque pour contrer la baisse sensible de la pression partielle d’oxygène dans le sang. La réponse est bonne. Connaissant mon exposition prochaine à la très haute altitude, Jean-Paul Richalet pousse le curseur un peu plus loin et m’amène virtuellement à 7 000 m. Je suis maintenant le souffle court malgré l’effort réduit produit, les battements cardiaques sont montés à une centaine de pulsations par minutes et chaque battement est une impression que le cerveau est en train de pousser sur toute la paroi crânienne. 2ème test réussi. Ce que ce test mesure est la réponse ventilatoire au déficit d’oxygène ou hypoxie. Cette réponse dépend de la sensibilité des chémorécepteurs périphériques sensibles à la pression d’O2. Ces capteurs se trouvent dans le glomus carotidien et transforment un signal chimique (d’où leur nom) en signal neurologique qui excite les zones spécifiques du bulbe rachidien. Une des études du Pr. Richalet a montré qu’une mauvaise réponse indiquait un risque d’œdème ou au moins de mal aigu des montagnes (MAM) plus important. La troisième partie du test est plus classique : c’est un retour au niveau de la mer et un effort de plus en plus puissant à fournir. Le test mesure la quantité d’oxygène que l’organisme peut consommer par kilo de masse corporelle. Mon résultat est bon (45). Je m’attendais à plus avec tout l’entraînement fait mais Jean-Paul Richalet me console : les gros Vo2 max sont ceux qui perdent le plus en altitude. En effet, passer de 60 à 10 est plus impactant sur le moral qu’un passage de 45 à 10 pour un moral déjà atteint par d’autres tracas. Ce test me fait toucher du doigt la dureté du mur dont je m’approche à la vitesse incroyable de une journée par jour. Une marche normale consomme 10 à 12 ml d’O2/kg/min. L’énergie consommée pour simplement marcher, et pas encore grimper, va donc me placer dans une situation à 80% de ma VO2 max à cette altitude. Et ce pendant 18 heures. Et si ma préparation avait été trop légère en résistance. Une demi-journée de doute qui revient et disparaît en me disant que j’ai vraiment fait tout mon possible et qu’une deuxième erreur serait d’avoir des regrets. C’est en 1973 que Paolo Corretelli participe à une expédition sur la face sud de l’Everest. Il fait respirer 100% d’O2 à des sujets et mesure la VO2 max. Le résultat n’est que de 93% de la valeur du niveau de la mer. Son hypothèse principale est intéressante car elle met un chiffre sur la baisse de rendement de la pompe cardiaque et du système cardio-vasculaire lié à l’accroissement de la viscosité sanguine elle-même due à la multiplication du nombre de globules rouges par 3 ou 4 : 7% de perte de rendement. La diminution de la fréquence cardiaque maximale limite ainsi la performance maximale en altitude mais exerce aussi un effet protecteur sur le cœur lui-même en évitant les nécroses consécutives à un déficit prolongé d’oxygène pour ce formidable muscle. Ce test est paradoxal car il permet de détecter des défaillances possibles mais ne donne aucune certitude quant à la réussite de l'adaptation à venir. Un mathématicien conclurait : condition nécessaire mais non suffisante. Néanmoins, examen réussi. Préparation validée. Une haie de plus de passée dans la course éperdue vers le sommet. « C’est bon pour le moral ». L'expérimentation m'a plu. Les lectures effectuées depuis 2 mois m'ont apporté un lot de réponses mais aussi une quantité de questions. Je découvre la terra incognita que constitue cette incursion dans des altitudes inhospitalières. Je décide alors de devenir un cobaye pendant mon expé : je définis avec Jean-Paul Richalet un protocole de test basé sur les mesures faites à l'observatoire du mont Vallot, au dessus de Chamonix. J'arrive en finale à une feuille de 40 colonnes et 60 lignes qui sont autant de jours d'expédition (jointe en annexe). Pendant 60 jours je m'apprête à relever plus d'informations quotidiennes que beaucoup d'autres expéditions auparavant : l'altitude (maxi et sommeil), l'activité physique (dénivelé, poids porté), le sommeil (durée, qualité), la nourriture (poids, calories), les boissons (volumes, nature), ma condition physique (fatigue, céphalée/maux de tête, nausée, vertiges, autres troubles, température corporelle, ...), les conditions externes (vent, températures, ensoleillement), les médicaments (aspirine, vitamines, minéraux, autres), les évènements marquants, ... Voyant ma détermination et mon intérêt grandissant pour cette exploration d'un type nouveau, il me confit un oxymètre (valeur 6000F) qui va me permettre de mesurer tout au long de l'expé et 3 fois par jour ma saturation en oxygène. J'envisage de tester ma fréquence cardiaque maxi en altitude sans me faire trop d'illusion sur ma volonté à plus haute altitude de m'infliger des souffrances supplémentaires... Je complète le lendemain l'appareillage nécessaire en achetant un anémomètre, un thermomètre de congélateur étalonné jusqu'à -50°C et un thermomètre corporel. Les chiffres sur la baisse de performance intellectuelle m'ont interpellé. J'emmène avec moi quelques livres de mesure de QI tout en connaissant les limites d'un tel exercice car il est très difficile d'établir une comparaison entre les différentes altitudes : un effet d'usage tend à améliorer considérablement la performance d'une mesure à une autre et donc à rendre caduque toute interprétation. Je les emmène néanmoins et je ne le regretterai pas pour comprendre intimement les modifications neuro-cognitives qui apparaissent... et durent. Les derniers préparatifs ou une semaine infernale Pendant le dernier mois, j'utilise une partie des après-midis à apprendre quelques mots et phrases de tibétain qui me permettront de me sentir plus proche de ce peuple (cf. annexe). Je relis les écrits d’Alexandra David Neel Je découvre qu'une certaine Helena Blavatsky à la réputation sulfureuse a précédé David-Neel d'une trentaine d'années dans les contreforts nord de l'Himalaya tibétain (Lamaserie de Shigatse). J'emporte les trois livres d'ADN que je me promets de relire i
Publicité
Publicité
Chemins de vie
Publicité
Publicité